Grève aux urgences

7 août 2019 § Poster un commentaire

Une journée de lecture : Manuel à l’usage des femmes de ménage de Lucia Berlin (déjà lu à sa parution). 10 h 30. D’abord Mairie du 11ème, 2 h 30 d’attente aux logements sociaux, non, vous êtes inscrit, ce mail est une erreur, c’est la mairie du 13ème qui gère, le robot s’est trompé, regardez. La femme de l’accueil explique qu’il y aura de plus en plus d’attente partout, de moins en moins de personnes pour recevoir des gens avec leurs dossiers. Des femmes enceintes écoutent patiemment (c’est le même bureau d’accueil pour les inscriptions en crèche) ; personne ne râle, trop peur d’être écarté d’une liste d’attente ensuite, de devoir revenir pour une pièce manquante ou quoi ? subir une vengeance bureaucratique. Un jeune homme, frais émoulu ou en stage d’été, derrière le comptoir d’accueil dit qu’il va pleuvoir vers 13 heures ; c’est la pause ; on se relaie pour aller déjeuner, tu as ton parapluie, toi ? L’employée qui arrive, parle de sa fatigue, repart, oui, à tout à l’heure, revient avec des courses, rejoint son bureau, se souvient, oui, je vous avais reçu.

((((L’attente, le phénomène de l’attente. La voir partir déjeuner, revenir, discuter avec ses collègues, et enfin découvrir que c’est elle qui vous reçoit. Elle a pris son temps (c’est son heure de pause) ; elle a pris le mien. L’attente nivelle… fait accomplir… comme aux urgences.)))

Vélo jusqu’à gare du Nord, Lariboisière, porte 21, polyclinique, peu d’attente avec des numéros, appareil à tickets. Non, pas ici. On va vous accompagner. Donc Urgences. A l’accueil, calme pour l’instant. Peu d’attente aux guichets d’admission même, mais une dizaine de personnes assises tout autour. Un infirmier jovial fait son entrée en tractant deux brancards ; sa bonne humeur, son allant répand un flux de sourires, comme une aura de cohésion. Des calicots à même la blouse d’un infirmier, des autocollants, des affiches, des guirlandes une lettre par feuille pour former les mots URGENCES EN GREVE. Mais tout le personnel travaille, s’affaire, se croise, s’apostrophe, se blague ou non, infirmiers, gardes, pompiers, types de la maintenance qui passent avec un escabeau, filles à la réception et médecins. Visage habitués à en voir. Deuxième salle, attente plus longue. Un homme étendu sur un lit mobile, main au front, cartable noir sur le ventre, chemise, cravate, chaussures de cuir noires, d’autres gens sur des lits, une femme un peu forte gilet rouge (elle repartira avec une minerve noire qu’une infirmière lui ajustera en expliquant au type d’à côté, un habitué qui lui a demandé si elle était nouvelle parce qu’elle ne trouvait pas le bouton pour ouvrir la grande porte, que, non, elle revient de vacances (ce type, air pas content tout le temps, arpentant les salles, harassant les médecins, méprisant les infirmières parce qu’elles sont des femmes, obtenant un dossier, baskets blanches, bermuda en jean, et baise-en-ville en bandoulière)), écouteurs, téléphone ; deux jeunes types, origine philippine (?), casquette, téléphone (l’un cherche une prise pour son hub) ; un type pieds nus, jean aux jambes relevées sur les mollets comme revenant de la plage, t.-Shirt, gros ventre, très musclé, tatoué, teint très mat, peau comme cuite au soleil, cheveux ras, m’aperçoit, me salue, comme je suis seul à répondre à son salut, il me sourit, parle, je lui dis que je ne comprends rien à ce qu’il dit (personne ne parle dans la salle), il répète en allemand football, police ; je ne crois pas qu’il soit allemand, je le lui dis, il ne comprend pas, sourit ; un jeune homme roux, main bandée ; un type dégarni, téléphone ; bruits d’esclandre, monsieur, revenez vous asseoir, s’il vous plaît, cris, j’en ai marre d’attendre ; enfin, on voit le type, origine algérienne (?) et pendant une heure, il passera, partira, reviendra, s’en prendra à tout le personnel, se calmera en voyant les autres patients ; l’homme musclé, « allemand », d’un coup de menton, sourire froid, mâchoires serrées, fait wai, prêt à le calmer (?) à sa façon ; une femme mince, jupe très bleue, se ronge les ongles, surveille les portes, les arrivées ; un type au corps soufflé, visage déformé, cheveux ras, la quarantaine, d’autres encore. Première consultation, bracelet au poignet, nouvelle attente. Hasard, lecture de « Notes prises aux Urgences, 1977 », une des nouvelles de Lucia Berlin. J’avance beaucoup dans le livre. Des infirmières appellent les gens par quatre ou cinq et ils partent dans une nouvelle salle. Une nouvelle aire, compartimentée en pièces, pour une nouvelle consultation avec un médecin. Je salue ; léger étonnement des gens qui répondent, sourient un peu, notamment un jeune homme très blanc, chemise blanche, une douleur niveau 4, avoue-t-il au grand médecin qui s’accroupit vers lui. Nouvelle attente. Il pleut, je lis. Deux femmes, une Antillaise (?) et l’autre blanche, origine anglaise (?) œil droit au beurre noir et une bosse bleue, rouge à la tempe, elle revient des toilettes et se frotte l’aine avec une grimace, sans sac à main, pantalon léger, t.-shirt et sandales, téléphone, regard morne, comme revenant d’une situation éprouvante ; elle est maintenant séparée de son amie (?) antillaise. Le type très bronzé, « allemand », me présente ses tatouages : épaule gauche, un serpent, épaule droite, un léopard, les deux avant-bras côté sans poil, le nom de ses enfants A. et J., en écriture gothique ; attente ; je dors ; réveillé par le type qui ne veut pas s’asseoir ; lecture ; je demande au tatoué allemand pourquoi il est pieds nus, il répond football. On n’avance pas. Je lui dis qu’il a un gros ventre en souriant, ajoute c’est la bière ; il dit bière en mimant le geste de boire, se marre. Il dort d’un coup et ronfle. Cris, bruits, un type est conduit menotté dans une pièce qui reste ouverte, t.-shirt ensanglanté, accompagné d’un policier en civil, gants en latex blanc, alors défilé d’infirmières, hurlements du type, on lui parle anglais, puis français, dix, quinze fois lui demander de s’allonger. Un patient brun, calme, qui ne bénéficie pas du bon angle, comme moi, pour apercevoir ce qui se passe, se lève et s’approche. Une docteure s’occupe de lui, monsieur, écoutez, je vais vous toucher ici, vous allez me dire. Cris de la femme, bruits. Stop it, crie la femme. Placardée sur un mur, la photocopie de l’article paru dans Mediapart sur la grève aux urgences. L’infirmière vient poser la minerve autour du cou de la femme un peu forte avec des recommandations qu’elle entrecoupe d’explications à un autre patient qui en a assez d’attendre. Le bandit allemand psalmodie, prières ? invectives ? En fait, il jauge le physique de l’infirmière avec grand intérêt ; il murmure peut-être ce qu’il voudrait lui faire. Il plie une jambe et pose le pied sur la chaise sur laquelle il est assis : une docteure lui demande d’ôter son pied. Une femme repart avec une attelle. Il en profite pour s’allonger sur les chaises en fer ; quelques secondes, se redresse. Trois policiers en tenues rejoignent la salle où se débat l’homme menotté qui continue de vociférer, de refuser les soins. L’Anglaise attend son scanner, dit-elle. Tout le monde attend les résultats de quelque chose ; la prise de sang, c’est deux heures. Personne ne raconte son malheur. Assieds-toi, allonge toi, dit vingt fois de suite par les policiers. L’homme a arraché le gros pansement qu’on avait réussi à lui faire et qui lui entourait le crâne. Une infirmière n’en peut plus, sort, une autre arrive. On l’attache, on l’avait prévenu. Une infirmière sort de la pièce avec un gros paquet de draps en papier ensanglanté ; un infirmier a nettoyé le sol ; les policiers maintiennent le type. Discussion, qu’est-ce qui s’est passé ? question posée dix fois ; il ne veut pas porter plainte (?), il veut fumer, non, il veut pisser, non, vous venez d’y aller. Policiers et infirmières, répit, discutent ; un infirmier leur apporte des chaises. Dans la salle d’attente en face de la pièce aux policiers, restent l’Anglaise, l’Allemand, une femme ; l’Allemand, yeux brillants, regarde les femmes, psalmodie. Enfin, bilan, ça va, oui, faites ça, faites ci. La pluie s’est arrêtée. Il est 19 h.

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